Voici un texte important publié par les évêques de Belgique, au sujet de l' "euthanasie" et des dérives auxquelles elle donne lieu.
La dignité de la personne humaine, même démente
Le
vieillissement croissant de la population constitue un défi majeur pour notre
société. Il va de pair avec une augmentation des cas de démence. La société
investit, de longue date et largement, en faveur des personnes âgées, voire
très âgées, des personnes souffrant d’un handicap mental profond ou gravement
perturbées, des patients comateux et des malades en phase terminale. Nous
voudrions avant tout exprimer notre reconnaissance vis-à-vis de tous ceux et celles
qui sont engagés dans l’accompagnement de ces personnes fragiles. Ce n’est pas économiquement rentable, mais
nous estimons – toutes obédiences confondues – qu’il doit en être ainsi. Cette
conviction répond à un choix purement éthique. Mais nous craignons que ce choix
soit mis à rude épreuve en raison du « climat d’euthanasie » dans
lequel nous baignons depuis 2002 et face au risque d’appliquer légalement
l’euthanasie aux personnes démentes. Parce que les personnes concernées sont
justement celles qui peuvent le moins faire entendre leur voix, nous jugeons,
en tant qu’évêques, que c’est un impérieux devoir pour nous de faire entendre
la nôtre en leur faveur.
En
tout premier lieu, un être humain, même atteint de démence, demeure une
personne à part entière jusqu’à sa mort naturelle. La dignité humaine ne peut
dépendre de ce qu’on possède ou non certaines capacités. Elle est liée de
manière inaliénable au simple fait d’appartenir à l’espèce humaine. Toute
personne, même en état de démence, mérite donc le respect et doit recevoir en
conséquence les soins appropriés.
L’autonomie
est très importante dans notre société. Mais nous nous demandons si certaines manières
de la mettre en œuvre ne sont pas marquées par un individualisme excessif.
« Moi, et moi seul, décide de ce que je fais de ma vie et les autres n’ont
pas à s’en mêler » semble être devenu le slogan du jour. Cela va si loin
qu’un acte devrait être considéré comme bon du seul fait qu’il est le fruit
d’un choix autonome. Une telle conception de l’autonomie en vient à considérer
chacun comme un îlot sans lien avec autrui. Mais les individus ne sont pas des
îles. Chaque être humain vit dans un environnement social, culturel, historique
et relationnel. C’est pourquoi une autonomie en « relation » ou
en « communion » rend beaucoup mieux compte de notre vraie identité
et du fonctionnement effectif de notre liberté. De la naissance à la mort, nous
dépendons les uns des autres. La tradition chrétienne exprime cela en
considérant les êtres humains[1] comme
des frères et sœurs, reliés au même Père. Mais il n’est pas nécessaire d’être
chrétien pour comprendre combien nous avons besoin les uns des autres.
En
plus du critère de l’autonomie, la notion de qualité de vie joue également un
rôle important dans pas mal de décisions. Le problème de ce second critère est
la difficulté d’en donner une définition objective, si bien que les éléments
subjectifs risquent toujours d’être prépondérants. En ce qui concerne les
personnes démentes, le risque est grand
que des tiers projettent sur le patient leurs préoccupations et angoisses
personnelles. La confrontation avec une personne démente doit d’abord susciter,
auprès de tous, la responsabilité éthique d’en prendre soin. L’appel lancé par
le prochain qui a besoin de soins renforce le fait que nous sommes ses frères
et sœurs en humanité. Je suis le gardien de mon frère, que je le veuille ou
non. Même s’il nous est possible d’étouffer cet appel de notre conscience, cela
n’enlève rien à notre obligation morale de prendre soin de notre prochain.
Depuis
la loi de 2002 sur l’euthanasie, le constat s’impose : la dérive prédite à
l’époque est devenue réalité. Les limites de la loi sont systématiquement contournées,
voire transgressées. L’éventail des groupes de patients entrant en ligne de
compte pour l’euthanasie ne cesse de s’élargir. La souffrance existentielle, comme,
par exemple, la fatigue de vivre, est ainsi placée sans hésitation dans le
champ d’application de la loi sur l’euthanasie par des personnes ayant autorité
dans la société – sans indice de désordre psychologique ou psychiatrique
sous-jacent, ce qui d’ailleurs n’est pas de la compétence de la médecine.
Demande
est aussi faite d’un nouvel élargissement de la loi afin de pouvoir procéder à
l’euthanasie de personnes démentes, et ce à un moment précédemment indiqué par
elles, sur base d’une déclaration de volonté anticipée. On en viendrait ainsi,
par exemple, à une déclaration anticipée stipulant que l’euthanasie est
demandée dès lors qu’on ne reconnaîtrait plus les membres de sa propre famille.
Alors qu’auparavant on argumentait à partir du critère de « souffrance
intolérable », on va maintenant un cran plus loin. Lorsqu’on perd sa
capacité cognitive, on perdrait aussi son identité individuelle. Selon cette
logique, on devrait, dès ce moment, pouvoir mettre un terme à la vie de cette
personne.
Nous
nous opposons résolument à cette tendance. Une perte d’autonomie n’est pas pour
nous synonyme de perte de dignité. Pareil raisonnement – nous y insistons – nous
engage de manière encore plus périlleuse sur la pente entamée. Le danger n’est pas illusoire que l’on
veuille réserver le concept de personne humaine – et les droits qui y sont
afférents – à ceux qui sont capables de reconnaître pour et par eux-mêmes la
valeur de leur propre vie. Ceux qui ne le peuvent pas, ou ne le peuvent plus,
risquent d’être éliminés ou de se voir privés des soins nécessaires. Notre
société doit continuer à prendre en charge ses membres les plus vulnérables en
se mobilisant pour la détection et le diagnostic précis de la démence, en
assurant un soutien aux soignants bénévoles, des ressources suffisantes pour
les soins palliatifs aux malades lors des stades ultimes de la démence et des
moyens adéquats pour les maisons de repos et de soins. Malgré les économies à
réaliser en divers domaines, la société se doit de continuer à offrir, en fin
de vie, des soins de haute qualité.
Le
niveau moral d’une société se mesure au traitement qu’elle réserve aux plus
faibles de ses membres. Beaucoup de personnes fragiles interpréteront un éventuel
élargissement de la loi sur l’euthanasie dans ce domaine comme une invitation à
ne pas se montrer égoïste au point de devenir un fardeau pour autrui. Le risque
n’est-il pas grand que beaucoup comprennent une extension de la loi sur
l’euthanasie comme « une invitation à en finir », voire comme un
« devoir de mourir » ? Mais, selon notre conception, jamais, dans
une société authentiquement humaine, l’autre ne peut devenir une charge inutile.
Et quand un frère ou une sœur en humanité réclame une attention et des soins
redoublés, cette charge supplémentaire sera portée avec amour. Telle doit être
la réponse. Une réponse qui témoigne d’une solidarité inconditionnelle. Ce
n’est pas la porte de l’euthanasie qui doit s’ouvrir davantage, mais bien celle
de la fraternité et de la solidarité.
Les Évêques de Belgique, le 26 février 2015
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